Celle qui lui avait appris à faire du vélo

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[Ecrite en septembre 2012, réécrite en 2022]


Celle qui lui avait appris à faire du vélo

 

Sophia avait sept ans et demi – bientôt huit – et elle avait déjà deux gros problèmes dans la vie.
Le premier était qu’elle était grosse et qu’on se moquait toujours d’elle à l’école.
Le deuxième était qu’à son âge, elle ne savait toujours pas faire du vélo. Et cela commençait à devenir problématique, car déjà qu’elle était plutôt grande pour une petite fille de sept ans et avait tendance à faire plus âgée, la vue de cette imposante enfant encore sur un petit vélo à roulettes était plutôt cocasse.
En plus de cela, elle allait bientôt entrer en CE2. Et en CE2, il arrivait que l’école organise des petits parcours à vélo dans la cour pour une initiation à la prévention routière et pour entraîner les enfants à respecter le code de la route des cyclistes.
Et si les petits moustiques du CP n’avaient déjà plus aucun problème pour pédaler à toute allure sur leurs deux roues, Sophia, elle, en était incapable. La honte.
Etait-ce son embonpoint qui la déséquilibrait ? Son caractère peureux et le manque de confiance en elle qui l’en empêchait ?
En tout cas, il n’y avait rien à faire.

Son papa lui avait pourtant acheté un beau vélo rose, sa couleur préférée, pour la motiver. Elle avait accueilli le magnifique destrier avec un immense sourire et l’avait remercié, mais en cachette, Sophia restait accrochée à son confortable et rassurant (trop) petit vélo à roulettes. Oui, « en cachette » car son papa n’aimait pas les gens médiocres et elle savait qu’elle le décevrait s’il apprenait qu’à bientôt huit ans, sa propre fille n’était encore jamais montée sur son vélo neuf pour la pathétique raison qu’elle s’en sentait incapable.

Au fil des mois, cette sombre affaire prit l’allure d’un drame familial. En effet, toute la famille se mobilisait pour tenter d’apprendre à Sophia les joies de la promenade à vélo avant que cela ne devienne un handicap supplémentaire à celui de son obésité, qui freinait déjà son intégration auprès des autres enfants. Les enfants sont cruels entre eux, ce n’est pas nouveau.
Déjà que Sophia n’avait que peu de copines à l’école, elle avait de plus en plus de mal à cacher son secret et cette mascarade ne pourrait pas durer encore bien longtemps. Elle ne voulait pas risquer d’être rejetée du seul groupe qui l’acceptait s’ils l’apprenaient.
Le monde des enfants peut s’écrouler pour bien peu de choses.

La maman de Sophia travaillait toute la semaine et pour économiser les frais d’une nourrice, elle déposait Sophia le mercredi après-midi où il n’y avait pas école chez sa grand-mère. Une assez grande propriété composée d’une grande cour et d’un jardin tout en longueur. A l’entrée de la cour, se jumelaient sur le côté droit deux maisons.
Dans la première maison habitaient le grand-père et la grand-mère de Sophia. Dans la deuxième maison, sa Tata Christine et Jean-Pierre son mari.
Tout au fond du jardin, se trouvait une dernière toute petite maison où vivait sa Tata Ariette.
La propriété regorgeant d’arbres fruitiers se trouvait non loin du centre-ville, petit havre de paix au calme, jalousement cachée dans un écrin d’immeubles. C’était l’endroit idéal où confier son enfant pendant les heures de bureau.
Sophia et sa maman vivaient dans un appartement de banlieue modeste, alors lorsqu’elle venait ici, elle pouvait profiter du jardin et de jeux en plein air tout en passant du temps avec sa famille.

Ses cousines, déjà adultes, venaient également régulièrement rendre visite à leur grand-mère le mercredi après-midi. Malgré la différence d’âge, elles prenaient souvent le temps de jouer avec Sophia. Jamais assez au goût de la petite fille qui avait l’ennui facile et qui aimait avoir l’attention des adultes. Mais la vérité était qu’elle était plutôt bien entourée.
On prenait le temps de faire une partie de ballon ou de cartes avec elle… mais aussi de tenter de remédier à son problème : lui apprendre enfin à faire du vélo.
Combien de fois ses cousines l’avaient-elle accompagnée dans la rue ou dans la cour, trainant le vélo flambant de neuf reçu par son papa, pour essayer de débloquer sa peur et de réussir à lui faire faire ne serait-ce que quelques mètres avec.
Toujours en vain.

Pédagogue, sa cousine Pauline avait proposé de rester sur son vieux vélo d’enfant sur lequel elle se sentait en sécurité, et d’enlever petit à petit les roulettes.
Sophia avait alors commencé à faire du vélo avec une seule roulette et avait été très fière d’elle-même d’y arriver. Mais dès qu’il avait fallu enlever la deuxième roulette ce fût le drame habituel. Un cas désespéré.

La mobilisation familiale était allée jusqu’au grand-père, qui abandonnait parfois l’arrosage de ses tomates pour l’accompagner dans la rue, vélo en main, afin de continuer l’initiation aussi vaine qu’infernale.
Une fois, ils avaient presque réussi.
Le grand-père de Sophia lui avait proposé de prendre son nouveau vélo et de la maintenir par la selle pendant qu’elle pédalait. Ainsi, elle ne risquait pas de perdre l’équilibre. Une fois qu’elle se sentirait en confiance, elle pourrait lui dire de la lâcher et continuer seule.
Marché conclu.
Sophia monta donc sur son valeureux destrier rose tandis que son grand-père luttait contre ses vieilles articulations douloureuses en se tenant courbé derrière-elle pour maintenir fermement la selle.
Elle commença à pédaler tout doucement tandis que son grand-père marchait patiemment à ses côtés, un sourire encourageant sur les lèvres, tout en continuant de la tenir par le siège..
En confiance, Sophia se décida à accélérer, pédalant plus franchement, enchantée de constater à quel point il était agréable de faire du vélo avec son grand-père.
Elle voulut partager sa joie avec lui et se retourna « Regarde Papi ! On y arr… ! ».

Sophia arrêta sa phrase sans la terminer.
Stupeur.
Son grand-père se trouvait à quelques mètres derrière elle, la regardant évoluer seule, le visage ravi. Sophia, elle, était horrifiée.
Son propre papi l’avait trahie, trompée, dupée ! Il l’avait lâchée en douce alors qu’il avait promis d’attendre son signal et elle se retrouvait toute seule sur son vélo.
Prise de panique à cette idée, elle perdit aussitôt le contrôle du guidon qui se mit à tanguer dangereusement de droite à gauche, entraînant avec lui la roue avant dans sa danse endiablée. Sophia cria, perdit l’équilibre et tomba lourdement au sol.
Elle hurla de douleur au milieu de la rue, les jambes emmêlées dans son vélo, écroulée sur le bitume sans même tenter de se relever.
Son grand-père arriva aussi vite que ses jambes fatiguées le lui permirent pour la relever mais Sophia était très en colère.
Elle voulait rentrer et ne voulait plus apprendre à faire du vélo avec un menteur.

Et qu’est-ce que ça pouvait leur faire au final qu’elle ne sache pas faire du vélo ? Elle savait faire tout plein d’autres choses ! Elle savait dessiner un cheval et une sirène sans modèle alors que la plupart des gens de sa classe en était encore aux petites maisons (les nazes), elle lisait des gros livres pour son âge, elle n’avait que des A+ en mathématiques, elle faisait un très bon gâteau au yaourt et sa grand-mère lui avait même appris à tricoter et faire du point de croix ! Tout ça à même pas huit ans, rendez-vous compte.
Alors pourquoi tout le monde l’embêtait avec cette histoire de vélo, à la fin ?! Après tout, on n’avait jamais vu de super héros cycliste, preuve que ce n’était pas indispensable et que ça n’allait pas lui faire sauver le monde. À cause de cette lubie du monde entier de la voir sur un deux roues, elle était tombée, elle s’était salement écorchée, son genou saignait et ça faisait mal. Elle en avait vraiment marre que personne ne la laisse tranquille avec cette histoire. Car son échec la faisait se sentir encore plus nulle que d’ordinaire. Et ça par contre, ça tenait de l’exploit.

Ils rentrèrent à la maison, elle s’installa dans le salon et prit une grande tasse de lait où elle trempa des petits gâteaux préparés par sa grand-mère en ruminant sa déception, sa colère et sa tristesse. Voyant son humeur sombre, ce jour-là, personne ne lui en reparla.

Ni même par la suite, en fait. Après cette mésaventure, il ne fût plus question qu’on lui parle d’aller essayer de faire du vélo, elle ne voulait plus en entendre parler. C’était son problème après tout, et elle en assumerait les conséquences. Elle n’était plus à quelques moqueries près.
Le beau vélo rose fût rangé au fond de la buanderie du jardin, loin des regards, et tomba dans les oubliettes de sa mémoire.

Les beaux jours d’été approchant, elle avait beaucoup plus important à faire les mercredi après-midi comme jouer à la dinette et préparer avec amour pour sa grand-mère son plat signature : du « gavouillon ». Un mélange aussi appétissant que savoureux de terre, de gravier et d’eau dans un beau bol de cuisine. Saupoudré d’un peu d’aiguilles de pin pour épicer le tout et relever un peu le goût. Un délice, selon Mamie.
Une fois les vacances d’été arrivées, Sophia passait de plus en plus de temps chez sa grand-mère et pouvait ainsi profiter de la belle balançoire que son papa lui avait achetée l’été précédent pour son anniversaire.
Dans le quartier, elle était très certainement la seule à posséder une balançoire et n’en n’était pas peu fière. Pour un coup qu’elle avait un truc mieux que les autres !

Elle allait donc au fond du jardin, près du gros cerisier (son endroit favori du jardin) et restait là à se balancer en pensant à tout et n’importe quoi. À l’école, aux princesses, au fait qu’elle aimerait bien être une sirène mais qu’elle avait peur des requins, au garçon de CM1 qui s’était moqué d’elle et l’avait poussée et qu’elle avait peur de recroiser à la rentrée, à la dernière Barbie ultra-chevelure qu’elle aimerait quand même bien que sa maman lui achète même si elle la savait trop chère, qu’elle aimerait bien revoir sa cousine Corine pour qu’elle lui apprenne à se servir des craies grasses qu’elle lui avait offertes…
Les pensées s’enchaînaient dans sa tête d’enfant au rythme de ses balancements, sans transition ni rapport aucun, et ainsi les heures passaient sans qu’elle ne se rende compte.

Un simple grillage la séparait du petit espace de jeux de la copropriété d’à côté où venaient s’amuser tous les enfants qui habitaient l’immeuble d’en face. Elle aurait bien voulu y aller des fois, mais les espaces de jeux étaient un peu sa bête noire car la plupart du temps les enfants se moquaient d’elle et étaient méchants. Donc elle n’allait jamais dans les aires de jeux seule : soit avec ses copines d’école, soit le soir avec sa maman quand il n’y avait plus personne et qu’elle pouvait faire du toboggan sans se faire embêter.
C’était arrivé que des fois, un groupe de garçons l’aperçoivent à travers le grillage de chez sa mamie, le jardin pourtant dissimulé derrière les arbres fruitiers qui longeaient la haute grille. Là, ils l’avaient interpellée : « Hé la grosse ! La grosse patate pourrie !? Fais attention, tu vas casser ta balançoire ! Grosse vache, meuuuuh !».
Et pendant qu’ils éclataient d’un rire aussi bête que méchant, elle descendait de sa balançoire et rentrait chez sa grand-mère jouer à l’intérieur le cœur lourd, mais sans dire un mot.
C’était arrivé une fois que sa tata Christine, à la fenêtre pour fumer sa cigarette, entende les moqueries et descende les disputer : « Hé toi ! Tu veux que j’appelle ta mère et que je lui dise à quel point elle t’a mal élevé et que tu lui fais honte, pour qu’elle te foute une rouste ? ».
Ils étaient alors partis en courant sans demander leur reste.

Sophia avait des fois peur de Tata Christine, parce qu’elle avait un fort caractère et pas la langue dans sa poche : elle disait ce qu’elle avait à dire sans jamais mâcher ses mots. Sophia l’admirait un peu, elle n’était pas capable de s’affirmer ni de se défendre ainsi, même si elle aurait bien voulu.
Et si sa tante l’intimidait souvent avec son franc parler, elle savait qu’elle avait un cœur gros comme ça.

Après cette remise à leur place en bonne et due forme, les garnements n’étaient jamais revenus l’embêter à travers le grillage mais Sophia restait méfiante quand même et jetait régulièrement un regard anxieux à travers les branches pour voir qui pouvait se cacher derrière.
Et alors qu’en ce début d’été elle se balançait rêveusement sur sa belle balançoire, Sophia senti une présence et se retourna vivement.
Elle ne vit d’abord rien mais en plissant les yeux, finit par apercevoir à quelques mètres d’elle une petite silhouette à croupi derrière les arbres, tendant la main difficilement à travers le grillage… pour attraper les mûres de son grand-père ! Le sale petit voleur !

« Hé !? T’as pas le droit, c’est les mûres de mon Papi ! » cria Sophia avec une témérité qui ne lui ressemblait pas beaucoup. Mais qu’on vole les fruits de son Papi, ça la mettait vraiment en colère. Elle adorait les fruits de ce jardin.
La main se retira aussitôt du grillage et la silhouette se redressa.
« Oh, pardon. Mais elles sont tellement bonnes ! » répondit une petite voix fluette pleine d’enthousiasme.
C’était une petite fille.

Sophia se leva et s’approcha du grillage, elle ne savait déjà plus trop si elle était toujours en colère ou juste intriguée. À travers les arbres elle ne voyait pas très bien la petite fille, mais elle avait l’air d’avoir son âge. Elle était brune avec une coupe au carré raide et courte et une frange épaisse sur le front.
« Ben c’est pas grave, mais si tu veux des mûres, tu dois me demander d’abord, sinon c’est voler. En plus, celles-là sont encore un peu vertes, tu vas être malade », dit Sophia d’un ton un peu plus doux.
– Pardon, je t’avais pas vue et j’ai pas pu m’en empêcher ! répondit la voix rieuse. Tu ne diras rien hein ?
– Non, c’est secret.
– Merci !

Les deux fillettes se déplacèrent un petit peu vers la droite où il y avait un trou dégagé entre les arbustes pour qu’elles puissent mieux se voir. Sophia était tendue et timide, mal à l’aise dans son gros corps, mais la petite fille en face n’avait pas l’air de se formaliser de ses rondeurs et lui adressait son sourire le plus franc.
« Elle est belle ta balançoire ! » s’exclama la petite fille.
– C’est mon père qui me l’a achetée.
– T’as vraiment trop de la chance ! répondit t-elle, d’une voix envieuse.
– Il habite pas avec nous, alors des fois il m’achète des trucs, lâcha Sophia d’une voix morne.

La petite fille ignora la remarque pleine d’amertume et continua avec le même entrain.
« Tu t’appelles comment ? »
– Sophia. Et toi ?
– Sandra. …Hé ! Ça fait deux prénoms en S et qui finissent par A !
– Ah oui, c’est vrai ! constata Sophia, agréablement surprise.
– C’est super, on a qu’à devenir copines !?
– Oh ouais, pourquoi pas ?
Elles se sourirent et éclatèrent de rire sans vraiment savoir pourquoi.

« Tu pourrais peut-être venir faire de la balançoire avec moi ? » demanda timidement Sophia.
Les yeux de Sandra s’agrandirent mais s’assombrirent aussitôt : « Mmm, je sais pas si j’ai le droit… ».
– Moi non plus je ne sais pas si j’ai le droit de te faire venir, réfléchit Sophia se disant soudain qu’elle avait peut-être invité sa nouvelle amie prématurément. Écoute, je vais demander à ma mamie si j’ai le droit de t’inviter et pendant ce temps, toi tu vas demander à ta maman si tu peux venir chez nous. On se retrouve ici quand on a fini !
– D’accord !

Elles se sourirent puis partirent chacune de leur côté en courant à toute vitesse pour demander la permission de jouer ensemble. Tandis que Sophia se ruait vers la maison de sa grand-mère, dans sa tête, ça tournait à cent à l’heure. Elle était tellement heureuse ! Elle n’avait jamais eu de copines chez sa grand-mère où elle jouait presque toujours seule, c’était la première fois qu’elle avait l’occasion d’être avec une enfant et non des adultes !
Essoufflée, elle poussa la porte de chez sa grand-mère pour lui expliquer qu’elle venait de se faire une copine et qu’il fallait absolument qu’elles fassent de la balançoire ensemble.
« Elle vient d’où cette petite ? » demanda sa grand-mère.
– Du bâtiment d’à côté. Et elle est super sympa !
– Bon, mais seulement si sa maman sait où elle est, je ne veux pas qu’on ait de problème.
– Elle est en train de lui demander, là !
– Alors d’accord.
Sophia sauta de joie et retourna en courant au trou dans les arbres près du grillage pour attendre sa nouvelle amie.

Après quelques minutes, celle-ci fit son apparition tout aussi essoufflée et laissa exploser sa joie d’un « C’EST D’ACCORD ! » tonitruant.
Elle ajouta : « Elle aime pas que je sois chez des gens qu’elle connaît pas mais elle a dit oui parce qu’elle peut nous voir de la fenêtre ».
– T’habites où ? demanda Sophia ?
– Là, répondit Sandra en pointant du doigt une fenêtre au sommet gauche du bâtiment.
Sophia releva la tête et constata qu’une jeune femme était justement accoudée à la fenêtre et les observait attentivement en ce moment-même. Elle se senti soudain très intimidée et se dit qu’elle devait donner une bonne image en la saluant, sinon peut être qu’elle la trouverait malpolie et interdirait à Sandra de venir.
Elle tenta donc un timide petit signe de la main en direction de la jeune femme qui lui répondit avec un sourire pour finalement se retirer et fermer la fenêtre.
Sophia se senti soulagée.
« Bon, j’arrive ! » s’exclama Sandra.

Sophia couru la rejoindre à l’entrée de la cour et quelques minutes après, elles couraient ensemble à grands cris vers la balançoire où elles s’installèrent chacune sur un portique.
Jamais on aurait pu imaginer qu’elles se connaissaient depuis moins de trente minutes, la complicité était déjà palpable entre les deux petites filles, bien que Sandra soit d’un an plus âgée que Sophia.
Sandra était beaucoup plus casse-cou que Sophia, ses jeux étaient toujours accompagnés de challenge divers.
Même pour faire de la balançoire, c’était à celle qui se balançait le plus haut. Sophia n’était pas à l’aise, mais elle ne voulait pas décevoir Sandra alors elle prenait sur elle pour aller haut, toujours plus haut, et suivre son amie.

Elles repoussaient leurs limites toujours un peu plus en se mettant debout, à l’envers, en position de chauve-souris et criaient à pleine voix.
Il n’était pas rare de voir Tata Christine passer sa tête par la fenêtre crier : « Vous avez pas bientôt fini de hurler ? On ne s’entend plus, c’est pas vrai ça ! Et arrêtez de vous balancer si haut, vous allez tomber et vous casser une jambe ! ».

Sophia avait trop peur pour affronter sa tante et lui répondre, mais elle était contrariée qu’on les dispute. Elle ne savait manifestement pas à quel point c’était dur pour elle de trouver des amis qui ne se moquent pas de son ventre et de les garder quand ils s’apercevaient qu’elle était une poule mouillée. Elle avait peur que Sandra finisse par avoir peur de la Tata Christine et ne revienne plus jamais jouer avec elle.
Mais Sandra ne se formalisait pas de si peu et continuait à rire et crier à pleine gorge, sans se soucier des remontrances. Elle était comme ça, Sandra.
Tout le contraire de Sophia, en somme.

Le jour de leur rencontre, elles jouèrent jusqu’en fin d’après-midi, l’heure où la maman de Sophia revenait la chercher. Elle fût presque déçue de voir comme chaque jour la voiture entrer dans la cour aux alentours de 18h00.
Sandra rentra chez elle en promettant de revenir le prochain jour où Sophia serait là, qu’elle viendrait voir au grillage si elle était sur la balançoire.
Les jours suivants, dès que Sophia arrivait chez sa grand-mère, elle courait à sa balançoire en attendant que Sandra l’appelle à travers le grillage et qu’elles se rejoignent.
Elles passaient tous leurs après-midi libres ensemble à faire de la balançoire, jouer au loup, jouer à la dinette, jouer au ballon… et parfois faire des choses interdites comme shooter super fort le ballon dans le grillage ou essayer de grimper dans les cerisiers ce qui ne manquait pas de faire vociférer Tata Christine qui leur promettait multiples punitions à grande voix depuis sa fenêtre.
Des fois, c’était sa grand-mère qui leur reprochait le bruit, ou même la maman de Sandra qui les disputait depuis sa propre fenêtre car elle les entendait depuis leur immeuble.
Sophia n’avait plus peur que son amie l’abandonne car elles s’étaient faites réprimander – après tout, c’était mérité, elles faisaient des bêtises. Mais des fois, elle avait envie de crier aux Grands de la laisser s’amuser tranquille. Qu’il n’y avait pas que les adultes qui avaient leurs soucis et besoin de décompresser, que même les enfants avaient bien assez de problèmes et de stress à gérer dans leur quotidien. Donc elle aurait bien voulu qu’on la laisse au moins profiter de ces moments avec Sandra, qui certes ne se passaient jamais sans cris et bêtises, mais qui lui faisaient un bien fou.

Sandra n’était jamais triste, Sandra n’était jamais de mauvaise humeur, Sandra ne disait jamais de choses blessantes, Sandra ne se moquait jamais d’elle parce qu’elle avait peur de faire un truc et qu’elle était empotée. Sandra avait un an de plus qu’elle, alors elle faisait comme si elle était la grande sœur sans jamais la rabaisser.
C’était sa copine et même si Sophia était d’un naturel beaucoup plus réservé en temps normal, elle adorait crier et faire la folle avec elle. Surtout que ce n’était jamais des bêtises bien graves ou méchantes, auquel cas Sophia n’aurait très certainement pas suivi.

Une fois Sandra lui avait proposé de venir avec elle de l’autre côté du grillage, pour jouer dans l’espace jeux car il y avait la grande sœur de Sandra et ses amies et qu’elle avait envie de jouer avec elles aussi.
Sophia était plutôt angoissée à l’idée de se retrouver de l’autre côté du grillage avec plein d’enfants qu’elle ne connaissait pas et de surcroit des plus grands qu’elle. Mais au final, cela c’était très bien passé également et lui redonna un peu confiance en elle. Au final, quoiqu’elle fasse avec Sandra, ça se passait bien.

***

Un jour qu’elles étaient en train de jouer dans la cour à la recherche d’un nouveau jeu, Sophia entraîna Sandra dans la buanderie pour voir ce qu’elles pourraient y trouver d’amusant.
À peine entrée, Sandra s’arrêta net et s’exclama : « Un vélo ! ».
Elle courut vers le beau vélo rose oublié là, et caressa le guidon avec envie du bout des doigts.
« Je sais pas en faire. » déclara Sophia, gênée.
– Quoi ? Tu sais pas faire du vélo ?
– Pas sans les roulettes. répondit-elle en regardant ses pieds, toute bonne humeur l’ayant quitté.

Sandra resta un moment silencieuse, puis s’empara du vélo, dit seulement « Allez, viens. » et sorti de la buanderie d’un pas déterminé.
« On va aller dans la rue, parce que c’est plus plat que chez ta mamie ».
Sophia restait silencieuse et se contenta de suivre. Elles remontèrent la cour et passèrent devant les grands-parents de Sophia, tranquillement assis sur leur véranda.
« Vous allez faire du vélo ? » s’étonnèrent-t-ils.
– Sandra, pas moi. répondit sombrement Sophia.

Elles s’avancèrent dans la rue et Sandra monta sur le vélo rose avec sa confiance habituelle.
« Je peux ? » demanda-t-elle.
– Vas-y, façon il sert à rien alors…
Sandra lui sourit et s’élança aussitôt, pédalant à toute allure dans la rue déserte, à grands cris comme à son habitude.
Sophia la regarda s’éloigner, laissée seule, misérable et malheureuse comme une pierre au beau milieu de la rue.

Sandra revint quelques minutes plus tard le sourire jusqu’aux oreilles et respirant la joie de vivre.
« Allez c’est ton tour ! Je vais t’apprendre ! »
– Tout le monde a essayé de m’apprendre, ça sert à rien, je suis nulle et j’y arrive pas.
– Mais si ! Tu verras, c’est tout simple !
Comme à son habitude, Sophia ne voulait pas décevoir Sandra et avait peur de la perdre. Alors elle ravala ses mots de refus qui se bousculaient à ses lèvres et s’approcha.
Elle prit le guidon dans les mains et s’assit.
« Tu vas me tenir ? Si tu me tiens, tu me lâches pas hein ? Mon Papi m’a déjà fait le coup. »
– Bah non je te tiens pas, tu vas faire toute seule.
Les yeux de Sophia s’agrandirent de stupéfaction. Elle lui demandait l’impossible !

« Regarde, continua Sandra, t’es pas obligée de pédaler longtemps comme moi, au début. Tu peux juste… Mm, je sais pas, tu mets un grand coup de pédale et tu te laisses avancer jusqu’à ce que le vélo s’arrête. Si t’as peur ou que tu perds l’équilibre, tu mets ton pied par terre et ça stoppera le vélo sans tomber. C’est pas dangereux.»
Dit comme ça, en effet, ça n’avait pas l’air dangereux. Mais tout de même.

Toutefois, Sophia tenta la technique de Sandra et se contenta de donner juste un coup de pédale du pied droit et de se laisser avancer les pieds prêts à être posés à terre pour s’arrêter si elle sentait qu’elle perdait une nouvelle fois le contrôle de son guidon.
Le vélo avança sur deux mètres environ puis quand il ralenti et commença à trembler, Sophia posa pieds à terre.
Elle se retourna vers Sandra, ravie.
« Tu vois ! Quand tu mets ton pied, tu tombes pas ! Avec les roulettes pas besoin de mettre ses pieds pour s’arrêter, mais sans, on est obligé pour pas tomber. Bon maintenant tu recommences mais en donnant un coup de pédale encore plus fort, faut que t’ailles le plus loin possible ! »
Sophia recommença en donnant un coup de pédale un peu plus puissant et laissa son vélo rouler sur trois ou quatre mètres avant de s’arrêter en mettant ses pieds à terre.
Elle sourit.
Quand le vélo avançait rapidement, il tenait droit. Quand il ralentissait, il tremblait, alors pour ne pas tomber, ses pieds servaient d’appui comme les roulettes.
C’était tout simple, en fait. Pourquoi les Grands avaient compliqué la chose ?

Elle recommença plusieurs fois. Elle ne faisait qu’avancer sur une petite distance mais le fait de ne pas tomber l’avait rassurée et elle se sentait un peu plus en confiance sur le vélo.
Sandra l’applaudit et la félicita !
« Tu vois que t’y arrives ! T’es même plutôt douée ! Bon, maintenant faut que t’essayes d’avancer un peu plus longtemps, donc faut que t’arrives à donner un coup de pédale de l’autre pied aussi, si tu fais toujours que d’un pied, tu pourras pas trop rouler ».
Sophia écouta attentivement les directives de Sandra et se concentra.
Elle donna un franc premier coup de pédale, maintenant elle n’avait plus trop peur de cette partie de l’opération. Cependant elle ne put s’empêcher de poser son pied à terre avant d’oser redonner un coup de pédale du pied gauche. Elle recommença l’opération plusieurs fois, avançant de façon saccadée posant systématiquement un pied au sol avant de redonner un coup de pédale de l’autre.
Arrivée au bout de la rue, elle revint jusqu’à Sandra en procédant de la même façon.
Celle-ci continuait de sourire, sans lui faire remarquer que normalement on ne met pas le pied parterre entre chaque coup pédale. Elle se contenta de l’encourager à donner des coups de pédales de plus en plus forts pour aller plus vite et être plus stable.
Sophia prit son inspiration. Elle avait envie d’y arriver maintenant. Elle était tout près du but, elle le savait. Déjà elle n’était plus angoissée à l’idée d’être sur son vélo de grand.
Et puis elle avait envie de montrer à Sandra qu’elle pouvait y arriver. Il fallait qu’elle y arrive aujourd’hui, pour pas que son amie rentre déçue d’elle.

Elle tint fermement son guidon et s’élança en donnant un grand coup de pédale droite. Au bout d’un mètre, avant de perdre de la vitesse, elle posa légèrement le bout de son pied au sol en redonnant un grand coup de pédale gauche.
Et comme elle avait plus de facilité du pied droit, sans s’en rendre compte, elle enchaîna du pied droit sans se freiner en posant le pied au sol.
Elle cria en se rendant compte de son exploit et grisée par cette petite victoire, elle poursuivit de nouveau d’un coup de pédale gauche, puis du droit.
Elle… Elle faisait du vélo !
Ça y était !! Elle y arrivait ! Après toutes ces années d’échec !

Enivrée par cette douce sensation de liberté et du vent dans ses cheveux, elle pédala sans s’arrêter ou même trembler jusqu’à la fin de la rue.
N’ayant pas encore appris à faire un demi-tour, elle joua la sécurité en posant les deux pieds au sol, fit son demi-tour en faisant tourner le guidon en marchant, puis se remit à pédaler pour le retour.
Sandra l’attendait en criant des encouragements et en l’applaudissant.
« Sophia c’est super, tu es trop forte, tu y arrives ! », lui dit-elle en la prenant dans ses bras.
Sophia était émue elle-même.
Oui, elle y était enfin arrivée.

« Allez, recommence pendant que t’es habituée ! »
Sophia obtempéra et fit plusieurs fois le tour de la rue, essayant petit à petit de faire le demi-tour en pédalant sans s’arrêter.
Elle était tellement contente, tellement fière d’elle. Elle y était enfin parvenu ! Et si facilement en plus !
Grâce à Sandra…
Elle ne l’oublierait jamais, c’était sûr.

Elles passèrent la fin de l’après-midi en se prêtant le vélo à tour de rôle, se chronométrant pour faire le tour de la rue ou en faisant des courses, l’une sur le vélo, l’autre courant à côté.
Quand la maman de Sophia engagea sa voiture dans l’allée aux alentours de 18h00, elle hoqueta de surprise en reconnaissant sa fille pédalant le sourire jusqu’aux oreilles sur son vélo en pleine rue, son amie courant à grands cris derrière elle.
À peine sortie de sa voiture, elle courut féliciter sa fille en la prenant dans ses bras.
« Mais… Mais tu fais du vélo ! »
– Oui ! C’est ma copine Sandra qui m’a appris ! répondit Sophia, aux anges.
La maman de Sophia se tourna vers la petite fille et lui adressa son sourire le plus chaleureux : « Hé ben ! Tu sais que tu as réussi là où tout le monde a échoué ? Je crois qu’on peut vraiment te dire merci. Sans toi, Sophia ne serait très certainement jamais remontée sur un vélo ».
Sandra s’empourpra de plaisir et répondit de son sourire le plus candide.

Pour la remercier, la maman de Sophia l’invita à prendre un petit goûter à emporter chez elle.
Lorsqu’ils apprirent la nouvelle, les grands-parents de Sophia félicitèrent aussi son amie d’avoir joué un rôle de grande sœur et eut la patience de redonner confiance à leur petite fille. C’était une nouvelle grande étape de franchie.
Grâce à elle, quelques jours avant ses huit ans, Sophia avait appris à faire du vélo et n’avait plus à avoir honte.

Les deux enfants continuèrent à se voir régulièrement tout l’été et ne manquaient pas de faire du vélo à tour de rôle dans la rue, Sandra continuant d’apprendre à Sophia de nouvelles acrobaties comme rouler en ne tenant son guidon que d’une main ou encore plus fort : sans les mains !

À la rentrée scolaire, elles ne pouvaient malheureusement plus jouer ensemble autant qu’avant mais continuaient à se voir régulièrement le mercredi après-midi.
Maintenant une habituée de la maison, Sandra venait souvent directement sonner à la porte des grands-parents pour savoir si Sophia était là et si elle pouvait l’attendre.
Ils leur arrivaient parfois de se rater, quand Sophia restait participer aux activités extra scolaires du patronage de son école ou que Sandra avait à faire avec sa maman.
Sandra passait parfois la chercher pour rien, et Sophia passait parfois des heures à l’attendre à la balançoire ou chez sa grand-mère et ces jours-là étaient toujours un peu tristes. Mais elles finissaient toujours par se retrouver.

Quand l’automne fut là et que le temps se rafraîchit, elles restaient dans le salon des grands-parents de Sophia pour jouer. En intérieur, il était un peu plus difficile de canaliser l’énergie débordante de Sandra mais Sophia ne s’en rendait pas bien compte et criait en cœur avec elle au grand dam des adultes à proximité. Entre elles, c’était pour le meilleur et pour le rire. Peu importait les autres.

***

Un après-midi de novembre, Sophia jouait calmement au jeu du solitaire avec sa mamie quand elle lui demanda pour la énième fois : « T’es sure que Sandra est pas venue me chercher dernièrement ? »
– Non, répondit simplement sa grand-mère, ça fait quelques temps qu’on ne l’a pas vue.
Sophia soupira.
Ça faisait plusieurs semaines qu’elles ne s’étaient pas vu cette fois et ça commençait à faire long. Elle regarda par la fenêtre et comme il ne faisait pas trop mauvais, elle demanda si elle pouvait sortir un peu dehors.
Sans finir sa partie, elle enfila son manteau et descendit la cour pour s’assoir sur sa balançoire et se balancer mollement en regardant parterre.
Elle finit par se lever, flâna lentement le long des arbres fruitiers qui avait perdu leur feuillage et du grillage, en regardant au travers.
« Sandra ? » appela-t-elle vainement.
Évidemment, son amie n’était pas dans le parc, mais quelque part elle espérait que si elle l’appelait, celle-ci apparaîtrait comme par magie.
Après quelques temps à tourner en rond, elle décida de retourner chez sa grand-mère.

La semaine suivante, sa grand-mère la déçut encore une fois en lui répondant à nouveau que Sandra n’était pas venue la chercher de la semaine.
« Elle va bien finir par revenir, elle doit être occupée chez elle, ce n’est rien » tenta-t-elle de la rassurer.
Mais Sophia était maussade. Elle s’ennuyait sans Sandra qui lui manquait quand même.

La semaine suivante, s’en fût trop, elle sortit malgré le temps de plus en plus froid, et se dirigea jusqu’au bâtiment d’à côté.
Mais devant l’interphone, elle se sentit impuissante. Elle connaissait sa fenêtre mais n’avait aucune idée du nom de famille de son amie et il y en avait beaucoup !
Elle sonna chez un nom au hasard.
« Oui ? » répondit une voix parasitée de grésillements.
– Bonjour, je cherche Sandra ?
– Vous vous êtes trompée, ce n’est pas ici !
Et la voix raccrocha sans ménagement.
Sophia se sentit désemparée et n’osa pas faire de même pour les nombreux noms de l’interphone.
Elle resta un long moment devant la porte, espérant peut-être croiser Sandra, mais en vain.
Elle finit par rentrer chez sa grand-mère pour ne pas l’inquiéter, le cœur lourd.

Sandra l’avait laissée tomber. Elle aussi.
Ce n’était pas la première fois qu’on l’abandonnait, mais cette fois ça faisait vraiment mal. Parce que Sandra, elle était peut-être un peu plus grande qu’elle, un peu plus courageuse et joyeuse qu’elle, mais elle avait toujours été gentille et n’avait jamais manifesté de frustration face à leur différence de personnalité. Et elles s’étaient drôlement bien amusées toutes les deux ces derniers mois.
Et puis surtout, elle lui avait appris à faire du vélo ! Ce que personne d’autre n’avait réussi à faire pour elle ! C’était quelque chose de très précieux.

Sophia en parlait régulièrement à sa maman.
« Dis, pourquoi elle m’a laissée tomber Sandra ? ».
Celle-ci était toujours bien embêtée de se voir de nouveau questionnée sur le sujet, car elle voyait bien que sa fille vivait mal cet abandon aussi soudain qu’inexpliqué.
Elle tentait de la rassurer en cherchant diverses excuses possibles : « Elle finira par revenir, elle est peut-être juste malade ou occupée à l’école. Ou bien… Sa maman l’a peut-être inscrite au patronage ou dans un club et elle n’a plus le temps de venir te voir». Mais cela devenait de plus en plus difficile à justifier, car les semaines passaient et Sophia s’entêtait de plus en plus sur le sujet.

Faute de mieux, elle essayait alors de lui faire oublier son amie, parfois maladroitement, avec des « Mais tu sais, quand vous jouiez ensemble, vous étiez quand même très bruyante, Sandra était plutôt excessive et ça fatiguait beaucoup ta mamie. C’est tout aussi bien que tu joues calmement, non ? ». Mais ce genre de réponse inadmissible mettait Sophia tout simplement hors d’elle.
Déjà parce qu’elle était une enfant plutôt calme au quotidien et estimait avoir le bon droit d’être bruyante une après-midi par semaine. Ensuite, même si elle avait des amis à l’école, elle n’en avait pas beaucoup non plus et encore moins en dehors de l’école justement. Donc elle n’avait aucune envie de les perdre, surtout sans raison.
Et puis Sandra ne méritait pas qu’on la critique alors qu’elle avait toujours été gentille et qu’elle lui avait tant apporté.

Pendant encore de longues semaines, Sophia attendit, regardant sans cesse la fenêtre où habitait Sandra, attendant parfois vers son immeuble ou à la balançoire pendant des heures. Toujours pour rien.
Elle se sentait tellement misérable et abandonnée. Pourquoi est-ce que Sandra ne lui avait même pas dit pourquoi elle ne voulait plus lui parler ? Qu’est-ce qu’elle avait fait de mal ?
Le cœur lourd de plusieurs tonnes, elle éclata en sanglots sur sa balançoire, les mains glacées par le froid.

***

Un jour qu’elle allait au bureau de tabac situé au bout de la rue pour acheter son magazine préféré avec un sous que lui avait donné sa grand-mère, Sophia reconnu la grande sœur de Sandra se diriger vers l’entrée de son immeuble.
Le cœur de Sophia s’emballa, elle courut dans sa direction et l’appela : « Hééé ! ».
La jeune fille se retourna et regarda froidement Sophia se diriger vers elle.
Le visage dur, elle se détourna alors aussitôt et entra dans l’immeuble en claquant la porte de sécurité derrière elle.
Le cœur de Sophia lui tomba dans l’estomac. Elle sentit une vague de frissons glacés lui parcourir l’échine.
Pou… Pourquoi ?
Alors… Elle avait vraiment fait quelque chose de mal ? Elle était sûre que la grande sœur de Sandra l’avait bien reconnue.
Pourquoi l’avait-elle regardé comme ça, puis ignorée délibérément ?
Sophia senti sa gorge se nouer douloureusement et ses yeux se gorger de larmes, blessée.

Elle raconta par la suite sa mésaventure à sa mère et sa grand-mère qui lui dirent de ne pas y faire attention, que ce n’était très certainement pas de sa faute, que parfois la vie était comme ça, vos amis décidaient de s’en aller, sans vous dire pourquoi.
Mais que dans ce cas, ce n’était pas des amis et qu’il fallait aller de l’avant.
Ces mots étaient durs à accepter pour la fillette. Elle était sûre que Sandra avait été une véritable amie, pas une qui la laisse tomber, sinon elle ne lui aurait jamais appris à faire du vélo.
Malgré tout, la réaction de sa grande sœur l’avait choquée. Il était évident que maintenant, pour une raison ou une autre, elles la détestaient.
Elle attendrait donc de recroiser Sandra pour lui demander pourquoi et ce qu’elle avait fait de mal. Bien qu’elle avait réellement peur d’être confrontée de nouveau à une réaction glaciale.

Les mois passèrent.
Sophia avait arrêté d’attendre ou de chercher. Elle était juste profondément déçue que Sandra ne revienne jamais lui parler. Puis de la déception, elle passa à la colère, car elle était persuadée qu’elle n’avait rien fait de mal.
Peut-être que c’était à force de se faire disputer par tout le monde à cause du bruit ?
Ou c’était la maman de Sandra qui lui avait interdit de venir parce qu’à cause du froid, elle ne pouvait plus les voir directement depuis sa fenêtre vu qu’elles étaient à l’intérieur ?
Elle avait envisagé un million de possibilités, mais restait toujours dans l’incertain.
Et comme Sandra avait décidé de ne plus jamais lui parler sans même lui dire au revoir, elle décida qu’après tout elle s’en fichait.

Elle ne recroisa plus jamais ni Sandra ni sa sœur, et un beau jour, elle vit les volets de l’appartement de Sandra fermés avec une pancarte « À vendre » accrochée au rebord de la fenêtre.
Elle sentit son cœur se serrer : elles avaient déménagé.
Sandra avait fini par déménager sans même lui dire au revoir, et cette fois, elle ne la retrouverait plus jamais.
Elle avait définitivement perdu son amie. Elle ne saura jamais pourquoi elle l’avait détesté du jour au lendemain.
Les mois continuèrent de passer et Sophia finit par arrêter de regarder la fenêtre fermée de l’immeuble d’en face. Après tout elle avait toujours ses copines de l’école.
Elle gardait un sentiment entre la colère d’avoir été abandonnée de la sorte et de reconnaissance profond pour tout ce que Sandra avait fait pour elle lorsqu’elles étaient amies.

***

Comme tous les soirs, Sophia était dans le lit de sa maman couchée à côté d’elle, chacune lisant un livre avant de dormir.
Incapable de se concentrer ce soir, Sophia reposa son livre et sans se formaliser de déranger sa maman dans sa propre lecture, elle commença à parler.
« Maman, c’est parce que je suis moche et grosse que les gens ils veulent pas être ami avec moi ? »
– Qu’est ce que tu racontes encore ? T’es pas moche et grosse !
– Ben si, à l’école tout le monde me le dit et m’embête.
– Tu as des copines à l’école !
– Oui j’en ai, mais elles se font pas embêter, elles. Moi si, tout le temps. Et on m’appelle tout le temps « La Grosse », et y’en a qui veulent pas jouer avec moi et qui me traitent.
– Ce sont des enfants qui sont bêtes, Sophia. Il ne faut surtout pas que tu y fasses attention. Moi aussi quand j’étais petite, on m’embêtait. Et pourtant tu trouves que je suis moche et que je ne mérite pas d’amis ?
– Ben non.
– Alors tu vois.
– Oui mais regarde, même Sandra elle m’a laissée tomber ! Alors que j’avais rien fait ! Je suis sûre que c’est parce que je suis grosse !
– Non Sophia, ce n’est pas vrai.
– Ben si, c’est pour ça ! Pour quoi d’autre alors ? C’est seulement parce que je suis moche, grosse et que je la dégoutais, comme les autres !
La maman de Sophia soupira.

Ça faisait longtemps qu’elle n’avait plus remis ce sujet sur le tapis, elle croyait que c’était enfin passé. Mais non.
Et tant qu’elle n’aurait pas la réponse à cette question, Sophia continuerait à se torturer l’esprit, se remettre en question et être malheureuse.
Est-ce qu’elle devait le lui dire ? Est-ce qu’elle n’était pas encore trop jeune ?
Elle était fatiguée de le lui cacher, elle avait pensé la protéger en ne disant rien et en essayant de faire en sorte qu’elle l’oublie, mais Sophia était plus malheureuse que jamais. Pire, elle perdait encore plus confiance en elle.
« Sophia, est-ce que tu veux vraiment savoir pourquoi Sandra n’est jamais revenue chez Mamie ? »
La petite se calma aussitôt et se redressa. Elle hocha lentement la tête.
« Bon. Alors je vais te le dire, d’accord ? »
-D’accord.
– Je suis désolée, ma chérie… Je ne sais pas comment te le dire sans être brutale, mais Sandra est morte l’année dernière.
La petite resta un moment figée, les yeux ronds et la bouche ouverte, choquée. Elle s’était attendu à tout, sauf à ça. Les enfants ne mourraient pas, normalement.

« Mais, mais pourquoi ? »
La maman de Sophia soupira une nouvelle fois, regardant machinalement la couverture du livre qu’elle tenait et hésita. Elle avait envie de lui mentir à nouveau. Mais elle savait sa fille mâture pour son âge et surtout qu’elle ne manquerait pas de chercher, de la questionner jusqu’à savoir pour de vrai. Et c’était une petite ville, si un jour elle apprenait qu’on lui avait encore monté un bateau, elle serait en colère. Elle opta donc pour la vérité, aussi dure soit-elle, et de tout lui dire :
« C’est sa grand-mère qui l’a tuée. Elle s’était disputée avec sa maman et n’avait plus le droit de la voir. Alors elle était tellement malheureuse, qu’elle est allée chercher Sandra à la sortie de l’école pour la voir. Évidemment, comme c’était sa grand-mère et qu’elle l’aimait, Sandra ne s’est pas méfiée et l’a suivie. Sa grand-mère l’a emmenée en voiture avec elle, lui a donné des médicaments pour la faire dormir et… elle lui a tiré trois balles dans la tête. »
Sophia restait interdite, les yeux horrifiés. Ils ne tardèrent pas à s’embuer de larmes et le rythme de sa respiration s’emballa.
Elle en avait déjà entendu des choses depuis qu’elle était née. Des choses d’adultes. Des choses qu’on a pas envie de savoir.
Et elle savait depuis longtemps que la vie, c’était pas toujours comme quand on jouait avec les copines, qu’il se passait des trucs. Mais ça, c’était encore au-dessus de tout ce qu’elle pouvait imaginer ou même accepter. Ce n’était juste pas possible.
Pas sa Sandra. Pas comme ça.

« Mais une grand-mère, elle peut pas faire ça ! » s’étrangla-t-elle soudain.
– Pas la tienne, non. Parce que toi, tu as une mamie formidable Sophia, ne l’oublie jamais. La pauvre Sandra, elle, sa grand-mère n’avait pas toute sa tête.
Cette fois-ci, Sophia se mit à pleurer franchement. Inconsolable. Elle se sentait coupable. Coupable d’avoir cru qu’on l’avait laissée tomber, coupable d’avoir été en colère contre Sandra, coupable de ne pas avoir su.
Elle pensa à sa grand-mère et à toutes les fois où elle leur avait préparé du lait et des petits gâteaux pour le goûter. Elle pensait que c’était normal, que toutes les grands-mères étaient comme ça. Pas qu’il en existait qui pouvaient mettre trois balles dans la tête de leur petite-fille de neuf ans.
Ce soir-là, elle perdit encore un peu plus de son innocence et pleura longuement dans les bras de sa maman.

***

Sophia était devenue adulte.
Elle rentrait pour la première fois depuis longtemps dans sa région natale pour passer du temps en famille.
Accompagnée de sa maman, elle se rendait chez sa grande sœur pour rendre visite à sa petite famille et découvrit à son arrivée son neveu faire ses premiers tours en vélo devant la maison, casque sur la tête.
Elle se garèrent devant la maison, Sophia descendit de la voiture et prit dans ses bras le petit garçon qui avait abandonné son deux roues le temps de lui faire un bisou.
« Mais dis donc ! Tu fais déjà du vélo sans les roulettes ?! »
– Ben oui attends, j’ai déjà… six ans ! lui répondit le petit garçon en se concentrant consciencieusement pour lui montrer six doigts.
– Oh ben tu sais Petit, Tata quand elle a appris, elle avait déjà presque huit ans, hein !
Le garçon lui fit des grands yeux ronds de surprise.
« Oui bon d’accord, elle était un peu nulle Tata…» ajouta Sophia en riant.
Le garçon éclata de rire avec elle.
« Attend Tata, regarde-moi ! Regarde, comme je sais bien en faire ! » s’écria-t-il en courant vers son vélo pour l’enfourcher.
Et tandis qu’elle regardait son neveu pédaler à toute allure devant elle, Sophia se souvint – comme à chaque fois qu’elle voyait un enfant faire ses premiers pas à vélo – de comment elle-même avait appris.
Elle sourit et son cœur se serra.

FIN

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Commentaire : Une histoire qui m’a été très difficile à écrire mais qui me tenait à cœur. Parce que c’est une histoire vraie. Et parce que c’est la mienne.
Sophia, c’est moi. C’est arrivé en octobre 1992 et S. a bel et bien existé.
L’histoire est entièrement vraie, telle que je m’en souviens en tous cas. C’est une histoire que peu de gens de mon entourage connaissent, je n’en ai jamais vraiment parlé. C’est mon jardin secret. Pourtant ça m’a marquée, puisque 30 ans plus tard j’y pense toujours. Adulte, j’ai cherché des articles sur Internet, j’en ai trouvé plusieurs et pour la première fois depuis petite, j’ai réalisé que c’était vraiment arrivé, qu’elle n’avait pas juste disparu du jour au lendemain. Et en apprenant son histoire dans les journaux, j’ai compris que “Sandra” n’était définitivement pas quelqu’un de toujours heureux ; j’étais certainement son moment de défouloir comme elle était le mien.
Il y a quelques années avant d’aller au Japon, j’ai voulu aller une fois sur sa tombe pour lui dire que je ne l’avais pas oubliée et qu’elle avait compté, même si ce n’était que quelque mois dans un passé lointain. Après avoir gardé longtemps ça pour moi, en 2012, au triste anniversaire des 20 ans de sa mort, j’ai écrit la première version maladroite de ce texte. 10 ans plus tard, j’ai décidé de le sortir du placard, le réécrire et le publier pour lui rendre hommage.
À elle, qui a réussi l’incroyable exploit d’apprendre à faire du vélo à l’empotée que j’étais. Merci.

4 thoughts on “Celle qui lui avait appris à faire du vélo

  1. Maud

    Félicitations, j’ai pleuré et je pense sincèrement que c’est le plus beau compliment que je puisse te faire… Ton écriture est toujours aussi fluide et agréable même si ton humour habituel n’y est pas. On t’y reconnaît malgré tout je trouve ! C’est un très bel hommage ♡

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  2. Julie

    C’est toujours un plaisir de 3e lire, tes descriptions sont juste ce qu’il faut pour bien visualiser les scènes, ton rythme est très agréable et tes mots touchants.
    Merci d’avoir partagé cette belle rencontre qui à le mérite d’avoir eu lieu. J’espère que cette part de S. qui vit en toi aura pu t’épauler à d’autres occasions avec toute l’énergie et l’amour qui semble être attaché à son souvenir. Bisou !

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