Titre : Grown
Auteur : Tiffany D. Jackson
Genre : Young adult, Thriller psychologique
Editeur : Hugo Publishing
Traduction : Sidonie Mézaize-Milon
Année d’édition : 19/05/2022 en France
Nombre de pages : 371 pages
Résumé : Korey Fields est mort. Et quand Enchanted Jones se réveille avec du sang sur les mains, elle n’a aucun souvenir de la nuit précédente. Tout ce qu’elle sait, c’est que Korey était son ticket pour la célébrité.
Qu’il n’est plus là, et que tout l’accuse, elle. Enchanted porte bien son nom : sa voix est un véritable enchantement. Lorsque sa famille déménage en banlieue, elle se bat pour trouver sa
place dans son nouveau lycée sous l’étiquette de la jeune fille noire solitaire et réservée. Jusqu’au jour où le légendaire artiste de R&B Korey Fields la repère lors d’une audition. Soudain, son rêve de devenir chanteuse professionnelle prend son envol.
Enchanted est éblouie par la vie de luxe de Korey. Mais bientôt le rêve de la jeune fille se transforme en cauchemar. Derrière le pouvoir et le charisme de Korey se cache un côté sombre. Celui qui veut contrôler chacun de ses mouvements. Qui la pousse à faire des choses qu’elle ne veut pas. Qui n’écoute pas quand elle dit non. Sauf qu’à présent, il est mort, et la police est à sa porte…
Commentaire :
Quand j’ai su qu’un roman young adult inspiré de l’affaire R. Kelly allait sortir en France, j’ai aussitôt été très enthousiaste et pressée de le lire.
Pour donner un minimum de contexte à cet enthousiasme, un peu de récit personnel. Lorsque j’étais pré-adolescente, j’étais une grande fan de basketball (ça a un rapport, si si). J’avais ma carte de supporter de l’équipe de ma ville, j’allais les supporter banderole en main chaque week-end, je jouais à l’occasion et j’étais une grande fan de Michael Jordan (forcément). Donc quand le film Space Jam est sorti, je suis allée plusieurs fois le voir au cinéma et suis tombée amoureuse de la chanson de la bande originale : I believe I can fly de R. Kelly. La chanson a tourné en boucle des mois, j’ai acheté ses albums, je l’écoutais sans cesse, et sans être une fan assidue, je l’ai admiré et même eu un poster de lui dans ma chambre quelques temps. Il était le maître incontesté du R&B à l’époque, présent dans tous mes magazines. Avec les années, mes goûts ont évolué et j’ai arrêté de l’écouter, sauf à l’occasion prise de nostalgie. Et puis une quinzaine d’années plus tard, j’ai entendu les rumeurs sur R. Kelly, qu’il fréquentait d’un peu trop près les mineures et j’ai été vraiment très déçue. Mais comme nous vivons dans une société sinistre où ce genre de nouvelles sortent tous les quatre matins, je n’ai pas approfondi le sujet et me suis juste contenté de ne plus l’écouter et le virer de mon esprit.
Passant d’un pays à l’autre, je n’ai pas suivi l’affaire, ni le mouvement #MuteRKelly qui a suivi #MeToo. Mais récemment, est sorti sur Netflix le documentaire Surviving R. Kelly que j’ai regardé il y a quelques mois.
Et là… Ça n’a pas été une douche froide, mais un seau de glace qui m’est tombé dessus. Je m’attendais à – ouvrez de grands guillemets – “une histoire classique” de pointeur profitant de sa notoriété pour profiter de fans mineures influençables. Mais l’histoire va tellement plus loin, est tellement plus vicieuse, terrifiante, angoissante… glauque. Chaque épisode du documentaire vous plonge un peu plus loin dans l’innommable. Ce mec est un immense malade et jamais je n’aurais imaginé une telle horreur. Vraiment, Surviving R. Kelly m’a traumatisée, et en le regardant, j’ai eu des frissons de dégoût en repensant à toutes les fois où je l’ai écouté en admirant son poster sur mon mur. Alors que, pendant ce temps, ce monstre droguait, séquestrait, battait, violait et j’en passe une ribambelle de mineures.
Trêve de blabla sur moi-même. Revenons à Grown.
En effet, quand on a vu le documentaire, le livre en est très largement inspiré avec de nombreuses mécaniques de manipulation, technique de prédation et d’anecdotes qui sont réellement arrivées dans l’affaire R. Kelly. L’originalité apportée étant la dimension de thriller psychologique, puisque le roman commence sur la mort de Korey Field et notre héroïne qui ne se souvient de rien car sous substances. Au travers de ses souvenirs au fil des chapitres, on arrivera à remettre chaque pièce du puzzle pour savoir ce qui est réellement arrivé, et c’est très bien ficelé. Jusqu’à la toute dernière page, il y aura des rebondissements.
Au delà de ça, le décor est également très bien planté : la culture R&B, la condition de la jeune femme noire aux Etats-Unis, l’industrie musicale en elle-même et même la psychologie du personnage principal. Enchanted est une jeune fille de 15 ans, avec la naïveté d’une adolescente, mais sans être une écervelée insupportable comme dans beaucoup de roman mettant en scène une ado. Certes, elle fait des erreurs, mais des erreurs que nombreux.ses d’entre nous pourraient commettre.
La plume est fluide, les chapitres sont courts mais prenants et invitent à commencer le suivant : tous les ingrédients d’un bon page turner.
L’installation progressive de la relation toxique et la mise sous emprise d’Enchanted est également très bien amenée. J’avais peur que tout aille trop vite, qu’on ait un Korey Field juste canon et célèbre, gentil une fois ou deux mais avec de nombreux red flag dès le début qu’Enchanted ignorerait juste parce qu’il est beau et puissant, et qu’au final, on ne comprenne pas comment elle puisse être sous emprise si rapidement pour aussi peu de raison.
Mais non, l’autrice a pris son temps pour bien installer la relation, d’en faire un véritable prince charmant respectueux et à l’écoute et a très bien su retranscrire la mécanique d’une relation perverse : la phase de séduction où on est tout ce que l’autre a besoin, être le sauveur et combler son vide afin de lui être indispensable, puis dévoiler ses propre failles afin de montrer qu’on a besoin d’être sauvé également, montrer qu’on ne peut se réparer sans la présence de l’autre qui aura forcément envie de lui apporter ce soulagement en retour de tout le bonheur reçu initialement… Et une fois que la proie est complètement dévouée, là le véritable visage se dévoile, mais on est déjà allé trop loin, on a déjà vécu trop de belles choses, il y a trop de sentiments et de promesses pour voir la réalité en face et accepter que tout était faux. Et petit à petit, comme on a déjà fermé les yeux sur plusieurs choses, on entre dans un engrenage où on accepte toujours plus, même si le mal-être est de plus en plus présent. Puis vient la honte d’avoir accepté tout celà, et où on n’ose plus en sortir de peur d’affronter son entourage et devoir tout avouer, sans oublier les rares moments où il redevient le Prince Charmant et qu’on croit pouvoir le sauver de ses démons.
Ce mécanisme est très bien retranscrit : même en connaissant la suite, j’aurais presque pu me laisser séduire par Korey au début.
Une psychologie des personnages cohérente et bien écrite, un sujet d’actualité avec une résonance profonde, un enquête, du suspense, des rebondissements, et le sujet des relations toxiques et abusives très bien traité. Tout pour en faire un excellent livre jeunesse.
Et pourtant… ce livre n’a pas marché en France et n’a absolument pas reçu l’accueil qu’il méritait, alors qu’il a cartonné outre-atlantique.
Je me suis alors demandé : pourquoi ?
À cela, plusieurs réponses. Premièrement, si R. Kelly reste très connu en France pour les personnes nées dans les années 80, voire fin 70 ou début 90, les autres générations ont moins entendu parler de lui. Il y a quelques jours, je parlais de ce livre à la soeur d’une amie âgée de 22 ans, et je me suis pris un sacré coup de vieux quand elle m’a répondu “C’est qui R. Kelly ?”… Ah.
Grown est un roman young adult, donc qui s’adresse peu ou prou aux 13-20 ans. Or, la jeunesse française ne sait pour la plupart pas qui est R. Kelly. Donc j’imagine que si le principal argument est que le roman est tiré de cette affaire, ça peut ne pas interpeller plus que cela les lecteurs cible.
A contrario, aux USA, R. Kelly est un pilier incontournable de la musique RnB, une figure emblématique de leur pop culture et ce scandale ainsi que le mouvement #MuteRKelly pour le faire supprimer des radios et différents médias ont été des événements qui ont fait énormément de bruit. Son procès ainsi que le documentaire Surviving R. Kelly ont été énormément médiatisés, au point d’être immanquables, alors qu’en France beaucoup moins. De fait, le pitch de ce livre a forcément beaucoup plus percuté outre-Atlantique qu’ici auprès de la jeunesse. Et comme tous les adultes, plus à même de connaître l’affaire, ne s’intéressent pas forcément à la lecture jeunesse, le livre n’a malheureusement pas trouvé son public.
Ce que je trouve dommage, car qu’on connaisse ou non le chanteur, le problème et la mécanique perverse associée est transposable à bien d’autres situations qui nous concernent en France. Par exemple, sa méthode de prédation m’a rappelé de nombreux scandales dévoilés avec #BalanceTonYoutubeur. Faire lire ce livre à de jeunes ado pourrait faire une belle prévention contre l’abus de pouvoir et l’aveuglement qu’on peut avoir pour certaines célébrités toxiques qui ne montrent d’elles qu’une image bien contrôlée.
Autre raison : si les problèmes de racisme sont indéniables en France, le clivage entre Blancs et Noirs est un point énorme – prédominant, même ? – des problèmes sociétaux Américains. Or, si cette affaire a finalement éclaté à grand bruit, cela vient également du silence initial des médias, de l’omerta dans l’industrie musicale et de l’inaction de la justice pendant des décennies, parce que ses proies étaient de jeunes filles Noires et qu’aux yeux de la société Américaine, elles ne comptaient pas vraiment. Si les victimes avaient été Blanches, on doute que le chanteur aurait pu perpétuer ses crimes en toute impunité pendant 30 ans, malgré les dénonciations et le combat des parents.
Et cette injustice est également bien traitée dans le livre. Un argument assez peu mis en avant dans les commentaires que j’ai pu lire en France, et de fait, je pense que le livre n’est pas forcément tombé entre les mains du public qui aurait pu être véritablement touché par ce thème.
Ajoutez à cela une petite mise en place en librairie, donc peu de visibilité en rayon, et vous obtenez malheureusement un échec commercial.
Et c’est dommage, car je pense sincèrement qu’il fait partie des lectures que j’aurais aimé avoir plus jeune, car outre être divertissante, elle est formatrice et alerte sur bien des choses.
Ce n’est pas un coup de coeur car une ou deux choses – pas très importantes – m’ont perdue sur la fin où le scénario s’accélérait peut être un peu trop vite à mon goût, mais ça n’enlève rien au fait que j’ai adoré ce livre et que j’espère qu’il finira par trouver son public.
En attendant, j’ai apporté ma pierre à l’édifice en l’offrant à la fille d’une amie âgée de 15 ans, et elle a adoré 🙂
Extraits :
Korey dit que l’amour est difficile. L’amour est compliqué et demande beaucoup de travail. Les règles sont différentes quand on aime une célébrité. Elles subissent tellement de pression. Et, en tant que petite amie, je dois le soutenir. Être compréhensive, plutôt que d’être casse-pieds. C’est donc ce que je fais. Je chante mon amour dans l’ombre, côté scène. Je m’assure qu’il a suffisamment à manger, à boire et d’espace lorsqu’il en a besoin. Il m’a tellement donné, ainsi qu’à ma famille. C’est le moins que je puisse faire pour lui.
Ta voix ne sert pas juste à chanter, tu sais ? Tu dois parler. Si ce n’est pas pour toi, fais-le pour la prochaine, parce qu’il y en aura d’autres si tu laisses les gens penser qu’ils peuvent s’en tirer après t’avoir fait du mal.
Le rêve de votre fille est d’être une star. Si vous allez voir la police, les labels la mettront sur liste noire. Elle n’aura aucune chance. Ce sera la parole d’une gamine contre Korey Fields. Mais si nous lui faisons un nom, ce sera la parole d’Enchanted contre la sienne. Et ça aura plus de poids.